J’ai fait un long thread sur le dessin sur twitter, mal rédigé, que je complète ici.
L’article est décomposé en 3 points : la technique, l’enseignement, et les astuces pour masquer le manque de maîtrise technique.
Je n’ai jamais rien appris de plus difficile, demandant le plus d’efforts, sur la plus longue période de temps, que le dessin (je parle d’avoir un niveau technique de dessin suffisant pour par exemple être capable de dessiner un manga comme monster, pluto, de Naoki Urasawa).
En quelques mois j’ai appris à développer en POO (programmation orientée objet), en quelques heures de tutoriels vidéo j’ai appris les bases de la modélisation 3d dans blender, pour l’animation 2d en motion design avec Flash et AfterEffect il m’avait suffit de quelques années pour en faire mon métier.
Évidemment je ne serai jamais excellent ou même vraiment bon en 3d comme en développement, je ne pratiquerai jamais assez ces logiciels et ces langages pour ça, mais comparé au dessin, ces compétences ne sont qu’une maîtrise d’outils informatiques et de langages informatiques.
1 – Le dessin, et l’espace :
Le dessin est un apprentissage technique à un tout autre niveau d’exigence.
Après avoir pris des cours de nu pendant mon adolescence, avoir fait une prépa d’art, et quelques cours de nu où l’apprentissage technique a parfois été très fortement dévalué par mes professeurs au profit de l’expression stylistique, j ‘ai laissé de côté la pratique du dessin pendant 15 ans, pour la reprendre progressivement ces 6 ou 7 dernières années.
Et avec la pratique, je pense maintenant que la plus grande difficulté technique est de dessiner en « volume« , en perspective.
Retranscrire en deux dimensions (à plat sur un papier) de la trois dimensions (des personnages qui évoluent dans un espace en perspective), demande un haut niveau d’abstraction et de représentation mentale de l’espace, qui demande énormément de pratique pour être maîtrisé, même partiellement, sans avoir recours à des astuces.
La pratique permet en fait de synthétiser les informations et de les selectionner. La pertinence de la synthèse, et la bonne hiérarchisation des étapes pour y arriver, n’est possible qu’à force de répétition et de méthode, il n’y a que ça qui aide.
C’est pour ça qu’au début de l’apprentissage un dessinateur sera perdu par la somme de détails à traiter, en dessinera trop ou pas du tout assez, car il ne sera pas capable de voir et de synthétiser les bonnes informations visuelles à retranscrire.
La seule chose équivalente à cette représentation mentale de l’espace dont j’ai entendu parler un jour c’est cette gymnaste, qui avait perdu sa notion de l’espace quand elle était en saut dans les airs :
Simone Biles victime de « perte de figure », quel est ce mal que tout gymnaste redoute ?
Elle raconte que quand elle était en saut, dans le vide sans repères spatiaux et sans repères visuels, entrain de faire des vrilles, elle « savait » où était son corps dans l’espace.
Je pense que la représentation mentale de l’espace 3d d’un bon dessinateur est un peu une compétence du même genre que celle là (faire un créneau pour se garer aussi par exemple, mais reste plus simple car on dispose de repères visuels, on ne recrée pas un espace mentalement à partir de rien).
Il m’a fallut des années de pratique, mais plus je progresse en dessin, moins je pense à la perspective. Je sais instinctivement que tel élément d’un corps ira là, tel autre ici.
Et la somme de travail pratique à fournir pour maîtriser ça est sans commune mesure avec la plupart des trucs techniques qu’on peut apprendre, je pense à ce qu’en dit le dessinateur des persos de silent hill par exemple :
Pour la représentation d’humains et de personnages, il faut aussi acquérir une base minimale de connaissances en anatomie. Sans celle-ci il est très difficile de mémoriser et de représenter correctement des volumes humains caractéristiques qui doivent absolument être justes pour paraitre crédibles à un certain niveau de réalisme. Il s’agit de verbaliser et nommer les éléments du corps, pour mémoriser et comprendre ce qu’on dessine.
On peut y arriver sans, à force d’observation et de pratique, mais le chemin sera plus hasardeux et plus laborieux que si on étudie l’anatomie quelques mois avec un professeur qualifié.
Plein de dessinateurs n’arrivent jamais à dessiner en perspective des volumes complexes, parce qu’ils n’en ont pas vraiment besoin ou parce qu’ils ont trouvé et développé des astuces.
Un bon dessinateur techniquement, serait par exemple un animateur traditionnel de dessin animé avec des angles de vue élaborés (plongées et contre-plongées).
Il n’aura pas d’astuces pour faire un plan dans la perspective tel qu’on lui a demandé, et il n’aura pas 400 heures non plus pour construire un dessin en trouvant assez de références photographiques, il n’aura pas de modèle 3d pour faire un paint over (il s’agit de « peindre par dessus » un modèle 3d ou une photo).
Un dessinateur ne maitrisant pas bien la perspective et le volume devra trouver des astuces et des cache misères, faire des choix stylistiques radicaux, pour dessiner ce qu’il veut ou ce qu’on lui demande.
2 – Aparté sur l’apprentissage du dessin en France :
Avant de commencer à expliquer les astuces des dessinateurs, je voudrais commencer par parler de l’apprentissage du dessin en France :
En France on a peu de bons dessinateurs comparativement au nombre de dessinateurs aspirants, parce qu’apprendre à dessiner .. demande énormément de pratique, mon professeur d’anatomie (qui est assez connu en France, Thomas Wienc) m’a dit une fois :
« pour dessiner comme moi, ça prend 10 ans, 8 heures par jours ».
Peu d’enseignants en France sont vraiment compétents techniquement en dessin, encore moins pédagogiquement, avec des méthodes d’apprentissage, éprouvées (et pourtant classiques comme celle de Bargues).
Il n’y a qu’une façon rapide de vérifier qu’un professeur est qualifié techniquement en dessin : « est ce qu’il dessine en cours, si oui, est ce que c’est vraiment bon techniquement et pas très artistique/stylisé, est ce qu’il propose une méthode précise« .
J’ai eu plusieurs profs de dessin de nu, huit je pense. Trois d’entre eux dessinaient en cours parfois, un pas très bien, un autre oui mais était un horrible pédagogue sans aucune méthode d’apprentissage, et le dernier c’est donc Thomas Wienc :

https://www.instagram.com/thomaswienc/?hl=fr
Ça fait quand même peu de professeurs qualifiés techniquement au final, et je doute que ça soit exceptionnel et uniquement personnel comme expérience, ces mauvais profs étaient (et sont) professeurs aux beaux-arts, en écoles d’art privées, ou en cours privés.
En France on disposera de 5 ans d’études maximum en dessin aux beaux arts, souvent plutôt 2 ou 3 ans en école : un cours d’anatomie ou de nu, un de perspective, un cours de dessin analytique en prépa par exemple, donc peut être 6h/12h de cours de dessin par semaine en prépa, puis 3h de nu par semaine les 3 années ensuite en école d’art (Je ne sais pas si à part aux gobelins, ou aux beaux-arts on a plus que 8h de dessin par semaine, j’en doute).
On est donc toujours très loin des 8h de dessin/jour pendant 10 ans, et il sera en plus impossible d’arriver à 8h par jour de pratique en ayant 8 heures de cours.
Bien sûr il y a des dessinateurs très bons en dessin très jeunes.
Mais il ne s’agit pas d’un don ou d’un talent inné comme le récit commun le raconte souvent : ils ont énormément dessinés, parfois avec de bons professeurs, et depuis très jeunes .
Par exemple Bastien Vivés, qui a quitté les gobelins en première année, et est devenu un de nos dessinateurs de bd star contemporains, si vous vous intéressez à ses parents, vous aurez vite compris qu’il a bénéficié d’un fort capital culturel, qui lui a donné accès jeune à un enseignement de qualité et à une culture visuelle très importante et de grande qualité.
Digression terminée, je reviendrai dessus en conclusion, je vais maintenant lister ce que j’appellerai des astuces et des pratiques, utilisées pour masquer le manque de technique en dessin.
3 – Le détail des astuces et des solutions stylistiques.
a – L’astuce stylistique :
Il y a bien sûr des dessinateurs qui s’en sont sorti correctement, sans avoir de cours, en dessinant vraiment beaucoup, depuis vraiment très jeunes, en copiant beaucoup, dans des genres stylisés mais tout de même travaillés comme Riad Sattouf par exemple, et beaucoup d’autres en bd.
Car en France on a justement développé ce type de représentations stylisées pour la bande dessinée (là ou le comics aux USA est majoritairement très réaliste par exemple).
Certain de ces dessinateurs, compensent leur manque de savoir technique par du style (/ du graphisme / une écriture) et de la culture visuelle.
Clairement Sattouf ne va pas vous dessiner un tome de one piece comme s’il était l’assistant de Oda, il devra un peu cacher ses lacunes, trouver un style simplifié, ruser en dessinant des points de vues simples à dessiner comme des profils et des faces, et pas mal composer (agencer les éléments visuels) en trouvant son style d’écriture.

b – Le rendu (cache misère) :
En variation de l’astuce stylistique, il y a l’astuce du rendu.
De nos jours, avec l’outil informatique il y a un « nouveau » type d’astuce, celle du rendu.
Le rendu c’est un mot que j’utilise en post-production, c’est le moment ou j’appuis sur le bouton « rendu » de mon projet AfterEffect, où toute ma scène vidéo va être calculée avec tous les effets spéciaux.
En dessin ça désigne l’outil utilisé pour faire l’image (un rendu au Fusain, à la peinture, etc) même si ici je le relie à l’outil informatique.
Je dirai en le simplifiant que c’est la maîtrise des logiciels de dessin, pour surtout travailler le côté couleur/peinture/lumière.
L’outil informatique a vraiment révolutionné l’image, faire de l’aquarelle ou de la peinture à l’huile, demande des matériaux couteux et une technique difficile à maîtriser pour arriver à un résultat vraiment impeccable.
De nos jours on peut maîtriser rapidement un logiciel comme Photoshop pour un usage très précis. On a accès à des tonnes de tutoriaux (guides, textuels ou vidéos), qui vont permettre de simuler la peinture à l’huile, à l’aérographe, aux pastels, etc.
Avec une bonne culture visuelle et de bonnes références, en quelques mois d’apprentissage et de pratique intensive on peut faire de belles images même si notre dessin est techniquement très moyen.
Les artistes qui font ça, qui misent tout sur leur rendu, sont vraiment très nombreux sur les réseaux sociaux, ont un peu tous les mêmes styles, un peu tous les même couleurs, car ils ont des « courants spécifiques » à la mode.
Demandez leur de vous dessiner un sujet hors de leurs style, en dessin au trait et à la ligne claire seulement, et ils vont vraiment avoir du mal, y passer énormément de temps, pour un résultat peut être moyen. Alors qu’un dessinateur d’animation par exemple, sera absolument capable de complètement changer de style selon la série sur laquelle il travaille.

c – Le dessin laborieux :
En autre type d’astuce, il y a le dessin laborieux.
L’exemple type du dessinateur laborieux sera celui qu’on voit sur reddit dans r/drawing (les américains sont très fans de ce genre de dessins photoréalistes). Qui feront un portrait photoréaliste à la mine hb h2 h4 b2 sur un A3, et qui préciseront qu’ils ont mis 700 heures à le faire.
Ça n’est pas vraiment du « dessin » de dessiner comme ça, c’est de l’exécution, au bout de beaucoup d’heures de dessin sur un même sujet on aura réussi à copier ce qu’on voulait.
Attention cette façon de dessiner est un moyen d’apprendre tout de même (c’est une méthode d’apprentissage de l’école classique Italienne), mais pas vraiment un moyen d’apprendre à dessiner à main levée un sujet d’imagination.
C’est surtout utile pour apprendre à faire du rendu de lumière et de modelé. On fait ça aussi en dessin scientifique par exemple.

d – Le dessinateurs à patterns :
Enfin, il y a les dessinateurs à patterns (symboles répétés en anglais).
Comme Plantu, (dessinateur de presse, qui dessine souvent les même sujets) :
Il a développé une écriture (un graphisme) et des patterns (des symboles), je ne sais pas s’il sait dessiner autre chose que ses petites mariannes, ses colombes de la paix et ses souris, mais ce qu’il fait c’est ce que plein de dessinateurs font à des niveaux parfois plus complexes.
Ils savent faire par coeur certains dessins. Les plus talentueux sauront en faire énormément, parfois même de façon réaliste et complexe, mais ils seront difficilement capables de dessiner un turn sur une grille de perspective (dessiner 8 images d’un sujet en rotation en perspective, c’est un exercice classique en dessin avec Thomas Wienc).

Je pense avoir fait le tour des astuces des dessinateurs utilisées pour masquer leur manque de maîtrise technique.
Toutefois je dois préciser que l’astuce stylistique, est une culture en elle-même, pas seulement une astuce, le style est mélangé au savoir faire technique.
Un dessin beau l’est dans une culture donnée, et même s’il est plus accessible aujourd’hui d’accéder et de s’approprier et de copier une culture visuelle, c’est nécessaire de développer ou de mimer une écriture stylistique (ou un graphisme si c’est plus clair) pour faire un beau dessin.
Un dessin beau peut être nul techniquement, mais on ne pourra vraiment dire que le dessinateur qui fait un beau dessin nul techniquement, est un bon dessinateur s’il ne peut rien faire d’autre. Il sera en fait un bon artiste un bon graphiste, un bon directeur artistique, un bon copieur, un bon illustrateur, mais pas un bon dessinateur.
En France on a développé tout un narratif autour du dessin et de l’artiste, un récit culturel, qui n’aide pas du tout à comprendre qu’être un bon dessinateur n’est pas comme être un bon graphiste, un bon peintre numérique un bon directeur artistique, un bon artiste.
Un récit qui dessert même complètement l’apprentissage technique du dessin, en considérant avec mépris la technique dans le dessin, en l’étudiant de façon superficielle, qui masque le côté répétitif et laborieux de son apprentissage, la technique est considéré comme une stigmate de tâcheron, d’éxecutant.
On ne naît pas avec un don en dessin.
Comme déjà dit les écoles ne dispensent pas vraiment un bon enseignement, ni un enseignement suffisant en dessin, et pas vraiment de la bonne façon non plus (je parlerai une autre fois des méthodes d’apprentissage développée ailleurs dans le monde, qui ont fait leurs preuves, mais dont on n’entend jamais parler de sa vie sans croiser un bon professeur de dessin).
Cette carence est d’abord liée à des contraintes de temps, de rentabilité, les profs forment des étudiants qui doivent être productifs et employables à la fin de leur cursus de 3 à 5 ans.
Les plus avancés techniquement seront favorisés, orientés et sélectionnés rapidement.
Les autres penseront qu’ils sont nuls et feront autre chose, de moins exigeant techniquement comme du graphisme ou de la direction artistique, ou de la communication, voir abandonneront complètement.
Ce récit est même devenu si prégnant, qu’au final il y a beaucoup plus d’enseignants médiocres en dessin que d’enseignants vraiment bons en dessin eux même.
Parce que la demande d’enseignants de dessin est élevée, qu’il y a peu de dessinateurs bons techniquement, et que le manque de connaissances ne permet pas de distinguer un bon prof d’un mauvais quand on est débutant.
La somme de travail nécessaire pour être bon est considérable et très sous estimée, effacée par le narratif de l’artiste, du don, et le mépris du travail technique.
Un des équivalents en terme de somme de travail pour l’apprentissage, serait d’être musicien d’orchestre, ou encore sportif professionnel.
L’investissement en temps est considérable, réservé a une catégorie sociale particulière (celle qui n’a rien à perdre en s’y investissant totalement), avec un apprentissage souvent débuté très jeune.
Exactement comme les musiciens professionnels qui aprennent le piano à 8 ans, ou les sportifs professionnels qui sont orientés vers des centres pédagogiques spécialisés très jeunes.
Quand en France il n’y a pas d’équivalence scolaire similaire pour le dessin.
Par exemple les lycées d’art plastiques sont fortement dévalués scolairement, considérés comme des bacs professionnels, avec des enseignements orientés fortement vers les arts plastiques et peu sur la technique, pour déboucher sur une sélection très faible en enseignement supérieur d’art (Estienne, Gobelins, beaux arts).
Ajoutons à ça que les gens n’ont aucune notion du travail qu’il a fallut à des dessinateurs comme Oda (one piece), Moebius (l’incal), Miyazaki (les films ghibli), Franck Miller (les comics américains) pour dessiner comme ils ont dessiné.
Et que de toute façon le public, ne peut pas vraiment voir si tel ou tel dessin est mieux dessiné qu’un autre à un certain niveau d’exigence.
Si le sujet correspond à une culture visuelle qu’ils ont déjà, oui ils sentiront bien que tel sujet est bien dessiné, sinon ils en seront difficilement capables (c’est pour ça par exemple que quelqu’un de peu familier avec le manga japonais dira que les mangas sont mal dessinés comparés à tintin, alors que techniquement même dragon ball est vraiment beaucoup mieux dessiné que Tintin).
J’ai réalisé vraiment très tard que j’avais perdu beaucoup d’années à suivre de mauvaises voies d’apprentissage, avec de mauvais profs, parce que je n’avais pas du tout compris tout ce que je viens d’énoncer ici et que j’étais facilement orientable.
Et c’est bien dommage, pour beaucoup de jeunes adultes, que cette connaissance là ne soit toujours pas plus diffusée.